lundi 5 avril 2010

Aguirre, la colère de Dieu


 


Werner Herzog, 1974

Introduction
" La guerre démoralise vite et ensauvage les coeurs, en se prolongeant trop. Il ne faut pas beaucoup tenter l'homme et le défier pour qui redevienne cruel et barbare. Le sang versé donne la soif du sang. [...] Pour peu qu'elle dure, [elle] tourne vite à  la chouannerie et au brigandage. Les cruautés ici et les horreurs furent bientôt réciproques, et personne ne fut en reste. "
Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, tome 8, p.427-428

Aguirre, la colère de Dieu, réalisé en 1974 par Werner Herzog, nous conte la recherche d'Eldorado par les espagnols, peu après la conquête du Pérou, en 1561. L'opposition armée entre Amérindiens et Espagnols nous permet de placer ce film dans le genre du film de guerre. Cette fiction étant la première à  faire acquérir à  son réalisateur une renommée internationale, nombre de travaux sur ce film ont déjà  été publié.


Notre étude se propose, aidé par ces documents, de partir d'un point de vue de scénariste puis de réalisateur, pour comprendre comment ce film suggère un ensauvagement dans la fiction et hors de celle-ci, par l'intermédiaire de deux questions : de quelle façon Herzog a-t-il ensauvagé ses personnages ? Comment cherche-t-il à  ensauvager le spectateur ?
Ces questions s'emboitent l'une dans l'autre, mais toutes deux nécessitent une partie séparée : le travail du scénariste est plus impliqué dans la première question, puisqu'il s'agit de sonder les personnages ; le travail du réalisateur sera plus largement invoqué dans la seconde partie, car c'est son rôle que de nous faire lire l'histoire contée. La première partie se propose de sonder, outre les personnages, leur évolution dans des lieux et des contextes précis. Dans la seconde, il faudra s'interroger sur la façon dont la conquête espagnole est présentée à  l'écran, ainsi que sur la frontière mise en place entre l'Histoire et le mythe.
Avant de progresser plus avant, il est nécessaire de définir le terme de la problématique pouvant poser problème : il s'agit de l'ensauvagement. Cet adjectif est dérivé du verbe ensauvager qui trouve une double définition dans le dictionnaire des Trésors de la Langue Française. Dans son emploi transitif, il signifie simplement " rendre sauvage ", quand dans son emploi pronominal réfléchis, il signifie " se rendre, devenir sauvage ". Afin de préciser les termes, le mot " sauvage " viens du latin, et était alors synonyme d'étranger. Il a eu dans son histoire une déclinaison qui est née, tendant vers un coté asocial, donc bestial de l'Homme. Dans son emploi pronominal réfléchis, " ensauvager " signifie donc " faire un travail sur soi pour retrouver sa nature initiale ". L'ensauvagement est donc synonyme de cette action de rendre ou de se rendre sauvage, sans placer plus d'intérêt pour l'état initial que l'état final du sujet observé.
Mais nous avons besoin de connaître ces deux états pour pouvoir comprendre comment Herzog ensauvage-t-il son sujet, et par là  même en comprendre la logique.



I. Ensauvagement des personnages
Vers l'état sauvage...
Bien qu'avec la descente du mont Machu Picchu, les premiers plans montrent que la nature est plus puissante que l'Homme, on ne peut considérer que ceux qui descendent la montagne soient directement plongés dans un état sauvage. Au début du film, l'état est social. Le pouvoir est pyramidal : le roi Philippe II d'Espagne, que nous ne voyons pas, a laissé le commandement de cette expédition à  Gonzalo Pizarro, ce dernier étant secondé par Don Pedro de Ursua, secondé à  son tour par Aguirre et Guzman. Puis viennent les deux femmes du groupe, suivies des soldats, et enfin les esclaves indiens et noirs. Cette société représente une structure patriarcale type, mettant en avant des valeurs martiales. Parmi-elles, la force est mise en valeur, ainsi que la conquête, ici la recherche de l'Eldorado. En tant que Conquistadors, ce groupe humain voit les indigènes en sauvages, en barbares. Néanmoins, malgré la recherche passionnée de cet hypothétique pays, Gonzalo Pizzaro souhaite se sédentariser une semaine, tout en envoyant des éclaireurs en aval du fleuve. Malgré la toute puissance de la nature, les hommes sont entrés dans une clairière plus accueillante que le trajet éreintant  qu'ils ont effectué jusqu'alors : ils créent, provisoirement, un village.
Plus tard, à  partir du jugement de Pedro de Ursua effectué au milieu du film, la jungle commence à  pervertir l'esprit des hommes. Alors que personne ne sait qui a tué les voyageurs du radeau pris dans un tourbillon, puis après avoir vu une action physique d'Indiens lorsque ces derniers soulèvent un soldat et le tuent par l'intermédiaire d'une corde au début du film, ce ne sont plus des Indiens mais la forêt elle-même qui semble tirer les flèches. Les  compagnons d'Aguirre disparaissent peu à  peu.
Lorsque le film s'achève, Aguirre est seul sur son radeau : il n'y a avec lui plus d'autre homme, seulement des singes, soit la nature qui a repris ces droits. Cette dernière est non seulement toute puissante, mais elle représente l'ennemi essentiel -- dès que l'on ne voit plus dans l'indigène qu'une extension de la dangerosité de la forêt vierge. Le physique d'Aguirre, sur lequel nous allons revenir, nous le présente comme un Dieu apollinien. Il se présente d'ailleurs comme tel, comme la colère de Dieu[1], et en tant que tel, il est normal (en suivant son point de vue) qu'il échappe aux flêches tirées. Dans son monologue final, le protagoniste ne règne plus que sur des singes. A ce moment, nous sommes immergés dans l'état sauvage.

Le film nous fait passer d'un ``village'', où les problèmes et dissensions sont internes au groupe social, malgré l'apparition parcimonieuse de la force de la nature, à  un état sauvage où la nature a retrouvée sa puissance originelle, et d'où viens le danger. Par le truchement du radeau sur lequel la majeure partie du film se déroule, soudain libérés d'une contrainte hiérarchique, les personnages vont pouvoir s'ensauvager.



Don Lope de Aguirre
Werner Herzog a publié l'un des premiers jets du scénario d'Aguirre, la colère de Dieu, tel qu'il était conçu, avant le tournage du film, qui a pris par la suite sa propre orientation[2]. Ce document permet de voir l'évolution des personnages, d'êtres de papier, à  leur incarnation dans le film :

Lope de Aguirre : il aime à  s'appeler ``le grand traitre" ou ``la colère de Dieu". Fanatique, possédé, démesurément ambitieux, mais aussi méthodique dans la conduite de sa vie. Il ressemble à  Kafka, tel qu'on le voit sur les dernières photos, avec cet éclair noir dans les yeux. La quarantaine, taciturne, noueux, ses mains sont des tenailles d'acier. ``Les mains", dit une fois Aguirre, ``sont faites pour saisir et prendre." Sans fois ni loi, des pulsions criminelles à  la limite du pathologique, mais aussi d'une humanité si immédiate qu'il est impossible de dire que cette race d'hommes a disparu.

Ce personnage a existé, mais les textes qui nous sont parvenus ne doivent pas couvrir plus d'une quinzaine de pages. Tout au plus savons nous qu'il est né au pays basque en 1515 et qu'il est mort au Venezuela en 1561, qu'il a effectivement rejoint une expédition menée par Pedro de Ursua avec sa fille métisse Elvira, à  la recherche de l'Eldorado en 1559. Après cette expédition, il s'est auto-proclamé prince du Pérou, de la Terre ferme et du Chili. En 1561, il ``destitue'' le roi Philippe II d'Espagne en lui envoyant la célèbre lettre, lue en partie dans le film. Le 27 octobre de la même année, cerné à  Barquisimeto, il poignardera sa fille et mourra sous les balles. Peu avant sa mort, il avait adopté le surnom " la colère de Dieu ".
Dans son entretient avec Norman Hill, à  l'occasion de l'édition DVD de ce film, Werner Herzog explique qu'il a découvert ce personnage au travers d'un livre qu'il a lu par hasard[3]. étant donné la maigre information sur sa vie, Werner Herzog a pu inventer presque toute l'histoire, pour mettre en place non plus des personnages mais des genres. Bien qu'humain, Aguirre est avide de pouvoir, comme le moine Gaspar de Carjaval, qui ne tiens pas son rôle, étant avide d'or. Aussi, pour concevoir le héros tragique, Werner Herzog s'est non seulement inspiré de la vie d'Aguirre, mais aussi de la verve du dictateur John Okello :
" C'est moi, le Maréchal, qui parle, vous verrez comment nous pendrons les gens et comment nous les grillons comme des poulets. Certains autres, nous les couperons en petits bouts et nous répandons les morceaux dans les rues. Certains seront jetés à  la mer, d'autres seront attachés aux arbres et fusillés. Et quiconque veut jouer à  l'hypocrite en prendra pour cinquante ans[4]. "

Ce discours radiophonique se rapproche effectivement de celui que fait Aguirre, une fois doña Inès disparue[5] :
"Le grand traître, c'est moi. Qu'il n'y en ait pas d'autre ! Quiconque projette de déserter sera découpé en 198 morceaux. Ils seront piétinés jusqu'à  ce qu'on puisse peindre les murs avec. Pour un grain de maïs ou une goutte d'eau de trop, la peine sera de 155 ans de prison. Si moi, Aguirre, je veux que les oiseaux meurent sur les arbres, les oiseaux mourront sur les arbres[6]."

Aguirre possède cette verve qui explosera lorsqu'il se présentera en tyran, au moment où il nomme Guzmann roi de l'Eldorado. Pour contraster avec cet engouement verbal, Herzog et Kinski ont fait de lui un richard III shakespearien, boiteux et tronqué de toutes belles proportions.
"Aguirre doit être estropié parce que sa puissance ne doit pas être contingente de son aspect. J'aurai une bosse. Mon bras droit sera plus long que mon bras gauche. Aussi long que celui d'un singe. Mon bras gauche se raccourcira de façon à  ce que, puisque je suis un gaucher, j'ai à  porter mon épée du côté droit, et pas de façon ordinaire : sur ma hanche.[7]"

Le jeu de Kinski transcende les indications données par Herzog, pour en faire le personnage que l'on connaît désormais. Ce personnage réel a été transposé dans le film, afin d'en exagérer son ambition, pour qu'il devienne un rôle shakespearien. Cette caractérisation du personnage permet de comprendre l'état initial que nous allons étudier, avant de percevoir l'intention pour l'ensauvagement de ce personnage.

Durant la descente du Machu Pichu, un canon tombe du sentier et explose en arrivant sur le sol, déracinant par la même un arbre, qui tombe dans le fleuve. Cependant, la nature reste muette, dans le plan contemplatif suivant. Le premier raccord se fait ensuite sur des marcassins les pattes dans l'eau, avant qu'un nouveau plan raccord ne présente Pizzaro et Aguirre, sur la berge du fleuve. L'ellipse renforce la présence soudaine des personnages, que leur costume et leur fixité rend important. Aguirre s'exprime le premier : Nulle âme ne peut vivre en aval. Le héros, en plus de son ambition, est un homme conscient de là  où il se trouve, et qui, en toutes connaissances de causes, décidera de s'ensauvager.
Aguirre est un personnage tragique : il ne connait pas de révélations au cours du film qui le ferait finalement dévier de la ligne de conduite qu'il s'est tracée dès le début. Mais au lieu de perdre petit à  petit ses capacités ou sa vie comme ses compagnons, ce surhomme semble rayonner de plus en plus, jusqu'à  se faire appeler la colère de Dieu. Ce changement de statut lui permet de régner progressivement sur la nature.
Les premières séquences qui sont basées sur lui, depuis le lancement du radeau, le montrent avec un pouvoir grandissant, à  la fois sur les êtres et les choses. Il sait faire utiliser le canon à  des fins personnelles (objet), et offre a sa fille un paresseux nain (âme). Puis, on le voit ordonner la construction du nouveau radeau (nouvel objet) et donner une nouvelle impulsion à  l'expédition (nouvelles âmes). Ces capacités, données petit à  petit par Herzog à  son personnage, permettent à  Aguirre de se sentir au dessus des lois, avant de se croire l'équivalent de Dieu.
Au travers de ce personnage, l'objectif principal du réalisateur est basé sur la construction d'un parcours romantique qui depuis Goethe a conduit l'allemagne à  une ``défaite de la pensée", un Sturm und Drang, un assaut permettant d'évacuer une tempête. Aguirre incarne ce traumatisme d'une ambition européenne quasi romantique qui fit verser le sang plus d'une fois au cours de l'histoire[8].
Le Sturm und Drang est un mouvement littéraire relativement minoritaire, issu de celui de l'Aufklärung, ce mouvement-fils ayant duré moins de dix ans à partir de 1770. Par rapport à sa matrice qui correspondait à peu près au mouvement des lumières en France, le Sturm und Drang correspondrait à une remise en cause de la raison par la passion[9]. Le premier texte allemand à faire part de cette fin de la raison fut le Werther de Goethe. Et comme dans ce roman, la nature a dans le film un rôle tout particulier, c'est là aussi un personnage mouvant.



La nature
Werner Herzog voulait donner une grande place à la nature au sein de son film, en faire un personnage ; il en a fait un personnage d'importance, puisque cette nature est l'antagoniste du récit, même si les espagnols ne voient en elle que des Indiens.
Le réalisateur a choisi de rester sur le radeau, donc de conserver le point de vue de l'européen plongé dans ce milieu, à priori hostile, et de cacher totalement le point de vue de l'indigène. Cette vision fasciste[10] suit la logique de l'Histoire.
Lorsque les espagnols ont débarqués en Amérique du Sud, la question se posait s'il fallait relier au genre humain cette nouvelle ``race'' découverte. Le pape Paul III, par le biais d'une Bulle du 2 juillet 1573, admet que les indigènes puissent appartenir à l'humanité, à condition que ces derniers soient convertis au christianisme. Aussi lors la séquence concernant le seul contact entre Indiens et Européens, l'appellation que les Espagnols donnent aux Yagua fluctue. Je vous renvoie sur ce point à la très bonne analyse qu'en fait Valérie Carré[11] : elle démontre de façon claire que les Indiens sont appelés de " sauvages " à  " fils " suivant leur proximité avec cet objet de savoir qu'est la bible :
Ainsi, à partir du moment où l'espoir de conversion est là, l'Indien est intégré dans la communauté chrétienne et est élevé au rang de fils. Toutefois, tout écart à la conduite attendue d'un chrétien est sévèrement sanctionné par l'expulsion hors de l'humanité. Lorsque l'Indien rejette la Bible en indiquant qu'il n'entend rien et que la parole de Dieu ne peut donc y figurer, c'est Carvajal qui se jette sur lui pour le tuer. Et la caméra de montrer en premier plan son épée ensanglantée. C'est alors que le commentaire off de Carvajal qui prend le relais : ``C'est un dur labeur de convertir ces sauvages." On repasse au terme de ``sauvage", utilisé ici comme terme générique de tous les Indiens. Et l'image commente de manière ironique le commentaire off, montrant Carvajal donner l'absolution de l'indien qu'il viens de tuer. L'entrée dans le christianisme correspond ainsi à la mort de l'indien. Tuer un ``sauvage" n'est pas un crime pour un chrétien, mais une fois mort, ce ``sauvage" peut être élevé au rang de chrétien, donc d'Homme[12].

De part l'absence de leur point de vue, leur absence du cadre (malgré la présence de leur flèches) et, lorsqu'ils sont présent, de leur mutisme à se faire convertir, l'indigène n'apparaît plus que comme une extension humaine de cette nature, nature qui apparaît alors comme imprévisible et hostile.
L'expédition menée par Gonzalo Pizzaro descend du mont Machu Picchu par un sentier très étroit. Comme au théâtre, les personnages principaux sont présentés. La nature n'apparait qu'au début de la cinquième minute du film, après la chute du canon. A partir de ce moment, la jungle prend toute sa force en présentant les conséquences de la chute du canon : l'arbre arraché a été avalé par le fleuve, mais tout reste comme avant.
Dans un article comparant Aguirre et Fitzcarraldo, Lutz P. Koepnick se concentre sur le rôle de la forêt amazonienne dans la rencontre que les impérialistes européens font avec elle. Il propose que les entreprises coloniales sont destinés à échouer car les héros sont incapables d'échapper à leur imagination occidentale, c'est à dire d'établir un rapport avec la multiplicité sémantique de la jungle[13]. Dans le cas qui nous intéresse, la forêt est présenté comme un autre radical par rapport à la civilisation occidentale : les conquistadors voient petit à petit la forêt amazonienne comme un terrain vide de configuration temporelles et culturelles et les indiens ne sont pas - plus ? - perçus comme une communauté humaine, mais comme une prolongation de l'environnement hostile. Ainsi, les conquistadors meurent en conséquence de leurs visées coloniales : c'est une question de temps et d'imaginaire. Les hommes d'Aguirre décèdent dans leur propre invention de l'Amérique du Sud, car ils voient la jungle comme une forêt européenne, pas comme un objet vivant[14].
Et pour cause, elle élimine tout ce qui ne suit pas la droite ligne fixée par Aguirre : la première nuit, on entend au loin un bruit de combat entre Pizzaro et ses hommes, restés au pied de la colline, avec d'autres, inconnus. Puis les personnes dont le radeau était attiré par un tourbillon décèdent à leur tour, sans que nous sachions pourquoi. Un nouveau personnage meurt d'une flèche de sarbacane, avant que ce soit de longues flèches qui déciment la population du radeau, de façon sporadique. La nature matérialisera une force organique, à la fin du film, en présentant un morceau d'arbre qui peut faire penser à un serpent ou un dragon, par le bateau soulevé à quarante mètres de hauteur, et par les singes finaux, qui désertent le navire.
Cette liste nous permet de voir qu'il y a non pas un mais deux processus qui entrent en jeu. Le premier dans le film est, nous venons de le voir, la raréfaction des hommes autours d'Aguirre. Le second est la matérialisation de forces organiques, qui, elles, vont annihiler les effets de la raréfaction des hommes. " Ce n'est pas une flèche. Nous voyons une flèche car nous avons peur des flèches " dit Okello à la fin du film sans bouger, alors qu'une flèche lui est entrée dans la jambe. La matérialisation de ces forces permet le passage d'un état géré par la raison des hommes à un état géré par leurs sentiments. Et seul Aguirre restera insensible à ce changement.

D'un état humain à un état paradisiaque

Nous avons vu que l'état social du départ ce transforme dans ce film en état sauvage, et qu'entre les deux, Aguirre conserve sa raison quand la passion prend le pas sur ses hommes. Aguirre conserve sa raison jusqu'à  la fin du film, aussi est-il finalement épargné. Le spectateur le suit, et s'il le veut, s'ensauvage avec lui.


II Ensauvagement du spectateur



Aspect documentaires de la fiction
Aguirre, la colère de Dieu est sans contestes une fiction historique : tourné en 1974, elle raconte une histoire se déroulant en 1561, comme l'indique le carton préliminaire. Elle reprend des éléments de la vie de l'époque : le nom du moine Gaspar de Carvajal, la façon dont Pizzaro signe la lettre pour sceller le départ des éclaireurs, les armures qui rouillent, la lecture de la lettre d'Aguirre. Parallèlement, il présente dans son film de longs plans séquence, tels que les ordres donnés par Pizzaro, ou il fait commencer ses plans alors que la majorité de l'action est passée. Ceci donne un aspect pris sur le vif.

Cependant, la fiction est stylisée : par exemple, un plan sur les deux femmes stoïque, suivis de gros plans sur les visages d'hommes qui se décomposent. Ainsi que le dit Werner Herzog dans son entretient avec Norman Hills, il ne voulait pas faire du cinéma comme l'aurait fait Hollywood. Après le départ de Ursua, aux deux tiers du film, se présente un plan statique de Doña Ines de dos. Un réalisateur hollywoodien aurait fait un plan de face pour que l'on voie les yeux qui pleurent de façon à faire circuler un pathos. Herzog n'a pas effectué ce choix et a préféré une image stylisée pour faire comprendre ce sentiment de façon plus profonde.
Herzog n'arrête pas d'osciller entre une grande stylisation et un parti pris documentaire, sans que le film ne soit jamais un docu-fiction. Il n'a pas créé une reconstitution de la réalité, mais des caractères tellement plus grand que le théâtre sort de ce film de façon Shakespearienne.



La ligne dramatique et le cercle mythologique
Aguirre recherche l'Eldorado. C'est " une force qui va ", sans regrets, sans jamais regarder en arrière. Plus le film avance, et plus autours de lui, les personnes avec la même ambition meurent. Meurent aussi ceux qui ont une ambition opposée, celle de revenir en arrière. Mort symbolique ou réelle de Pizzaro, laissant Ursua et Aguirre aller en aval en éclaireur, lui qui avait commencé par les avait prévenir : " si vous n'êtes pas de retour d'ici vingt jours, nous repartirons en arrière. " Déchéance puis mort de Ursua qui voulait remonter le fleuve pour rejoindre le gros des troupes, alors que le nouveau radeau vient d'être achevé. Puis, plus tard, c'est au tour d'un homme qui veut quitter le radeau et rejoindre Pizzaro. Le retour en arrière semble impossible.
Pour contrebalancer cet état de fait, le film présente une fuite en avant suicidaire. Ainsi est filmé le départ final de don Ursua, qui est sur le point de se faire pendre. De même, la fuite de Doña Inez est tournée avec le même objectif : Sur la berge, elle s'approche de la caméra qui tourne sur elle même en plan séquence, avant de la voir disparaître, sans oser l'accompagner plus avant. Aguirre suit son objectif à la trace, et rien ne l'arrête. Ceux qui veulent retourner au début de l'aventure en rejoignant Pizzaro sont successivement assassiné par le soin de ses hommes de main, et, parce qu'il dérange sur le radeau, l'unique cheval est abandonné sur la berge avec sa parure.
On pourrait croire que le film est fait pour raconter une histoire en ligne droite. Mais ce n'est pas le cas, car le cercle s'y immisce petit à petit. Au bout de quinze minutes de film, le tourbillon attirant un radeau est le premier de ces cercles. Au bout de quarante cinq minutes, c'est la caméra qui commence à ce déplacer, à tourner autour du radeau. Le fleuve s'élargit, et le radeau semble non seulement ralentir, mais aussi se mettre à tourner. Enfin, dans le jeu des acteurs, il y a ce que Herzog appelle " la spirale-Kinski " soit la façon qu'il a de se tenir, de se déplacer sur le radeau ou d'entrer dans le champ, en tournant sur lui-même, donc en utilisant la forme circulaire.
Néanmoins, la progression semble continuer, jusqu'à ce que soit vu le voilier, perché dans un arbre. Cette image peut signifier plusieurs choses - nous y reviendront lorsque nous regarderont la mythologie développée dans ce film - notamment qu'en fait le voyage est immobile. Le radeau, porté par des intérêts divers, ne va ni dans un sens ni dans l'autre, mais il tourne en rond en se sortant de la réalité.
La ligne, les arcs dramatiques du drame se rompent petit à petit, plus rien n'a d'importance, ainsi que le démontre la discution autours du bateau perché. Ensuite, l'histoire est basée sur une ironie dramatique : le spectateur sait que l'Eldorado n'existe pas, alors que les personnages l'ignorent ; cette ironie représente elle aussi un cercle. Or, les aboutissements des mythes sont connus, et, comme celui de Sisyphe, en tant qu'objets d'initiation, ils ne font que ce répéter : eux aussi sont basés sur une structure circulaire. Ce changement aide à l'ensauvagement du spectateur, car il ne sait plus quel rythme suivre. Ce changement de rythme permet à Aguirre de créer une nouvelle mythologie à la fin du film, une nouvelle genèse.

Mythologie
Pour pouvoir créer cette nouvelle genèse, il faut que toute la mythologie judéo-chrétienne, qui est la base de la culture occidentale, soit détruite. Or, nous sommes plongés dans un espace qui diffère de sa logique : un fleuve sans rives, bordé presqu'essentiellement de jungle. Dans l'imaginaire occidental, cela ressemble à un univers paradisiaque, s'il n'y avait eu les flèches tirées par les Indiens, et leur cannibalisme. Pour détruire cette mythologie occidentale, il faut que les images fortes de cette culture soient déchues : Aguirre doit remonter au delà du déluge. C'est la seconde utilisation du bateau, qui peut représenter une arche, au même titre que celle pilotée dans la genèse par Noé. Cette seconde utilisation se lit avec ce que dit Aguirre par la suite, qui n'est pas sans rappeler l'union d'Adam à ève, cette dernière étant sortie de sa côte : " Moi, la colère de Dieu, j'épouserais ma propre fille et avec elle je fonderais la dynastie la plus pure que l'homme ait jamais connue." 
Aguirre règne désormais sur des singes. A nouveau, suivant l'imaginaire dans lequel nous nous plaçons, ils ont deux significations différentes, opposées. Si nous restons dans l'imaginaire occidental, alors le singe représente une forme de sous homme, incapable d'être doué de pensée. Dans ce cas, Aguirre ne règne plus sur rien. Par contre, si nous nous plaçons dans l'imaginaire des indiens bordant l'amazone, notamment des Zalua, le singe y est perçu comme un homme primitif, un homme qui est sur le point d'acquérir le don de la pensée. Alors, Aguirre, comme le présente son discours, règne sur une chose en devenir. A ce moment ci, le personnage est dans le mythe, et la caméra tourne doucement autour du radeau. Il arrête de tourner sur lui même, pour se statufier. Ni lui ni le radeau n'ont donc plus désormais d'existence ``physique''.

Conclusion
Le lieu du film et la caractérisation des deux personnages principaux est marquée, pour permettre un ensauvagement d'Aguirre. Le même principe fonctionne sur les autres personnages. Ensuite, nous avons vu que par l'aspect documentaire qu'il donne à sa fiction, Werner Herzog cherche à perdre le public, aidé par une ``fin'' du drame pour entrer dans autre chose, un récit mythologique. Néanmoins, ce nouveau récit est amené de façon construite par les engrenages de ce drame qui se désagrège, ce qui aide d'autant plus à l'ensauvagement du spectateur.

Aguirre la colère de Dieu a fêté ses trente ans en 2004 sans avoir pris une ride, ceci grâce au scénario et au mélange des genres pratiqué par Werner Herzog. Hésitant constamment entre le documentaire ou la fiction stylisée, le film n'arrête pas de perdre le spectateur, et son refus de normes de type hollywoodienne lui permettent de s'ancrer non plus en 1974 mais en 1561.
Cette fiction fut la première qui rejoignit Klaus Kinski et Werner Herzog. Ces deux personne se rencontreront à nouveau dans un autre film avec un objectif tout aussi démesuré, mais avec un traitement différent de la forêt et des Indiens, entre autre : il s'agit de Fitzcarraldo, qui plonge cette fois ci non plus des hommes dans la nature la plus profonde, mais la pointe de la culture.



Notes :
[1] : der Zorn Gottes ;
[2] : Werner Herzog Scénarios traduit par Anne Dutter, collection " Bibliothèque Allemande P. O. L. ", éditions Hachette, p.166 ;
[3] : Aguirre, la colère de Dieu, Woycek, édition les films de ma vie, 2006 ;
[4] : Anthony Clayton, The Zanzibar Revolution and its Aftermath, Londres. C. Hurst and Co, 1981, pp. 85-86 ;
[5] : Dans la suite de son entretient, Herzog explique qu'il doit ce film à  ce dictateur : c'est pourquoi il a donné son nom à  un des personnages du film, l'esclave noir philosophe ;
[6] : Herzog : Aguirre ;
[7] : Klaus Kinski, Crever pour vivre ;
[8] : article de Gilles Visy, université de limoge, janvier-février 2004.
[9] : Anouchka Vasak, Héloïse et Werther, Sturm und Drang : comment ma tempête, en entrant dans nos coeurs, nous a donné le monde, Université de Poitiers ; Roland Krebs (Paris IV) " Le Sturm und Drang comme avant-garde littéraire ". In : Le sturm und Drang - une rupture ? Actes du colloque organisé par l'IUFM, la section d'Allemand et le laboratoire Littérature et Histoire des pays de langues européennes, le 17 novembre 1995 à Besançon ;
[10] : pour reprendre l'adjonction de Jean-Luc Godard adressé à Stanley Kubrick quant à la dernière scène de Full Metal Jacket qui retrouve ce même point de vue unique de l'occidental ;
[11] : Valérie Carré, la quête anthropologique de Werner Herzog, pp75-77 ;
[12] : ibid ;
[13] : "Colonial Forestry : Sylvan politics in Werner Herzog 's Aguirre and Fitzcarraldo". In : New German Critique 60 (1993), p.133-159, p.135 ;
[14] : Valérie Carré, La quête Anthropologique de Werner Herzog, Presses Universitaires de Strasbourg, 2007.




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